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Mettre à pied ses souliers

Le départ

Par un bel après-midi d’été, tu décides de prendre une marche en forêt avec ton fidèle compagnon à quatre pattes. À peine arrivé au sentier pédestre, tu te sens aussi fébrile qu’une petite fille de 14 ans devant la vidéo de Despacito. Fido qui s’agite dans la valise de l’auto répond à ton enthousiasme en barbouillant ta vitre arrière de sa bave dégoulinante. Le temps est doux, tu te sens léger, tout te semble parfait!

Le plan

Tu viens d’investir 600 $ dans une paire de souliers de randonnée et t’es impatient d’en faire l’essai. Fidèle à ses habitudes, Fido ne perd pas de temps à partir en reconnaissance dans ce sentier qu’il connaît par pif. Les conditions sont idéales et tu as l’impression qu’il n’y a pas de plus grand bonheur que d’être dehors en pleine nature avec son fidèle compagnon. Un sourire en coin s’inscrit dans ton visage quand tu surprends tes pieds à se lancer dans un trou d’eau comme quand t’avais 4 ans. Tu as encore bien frais en mémoire la ritournelle du petit vendeur qui t’as convaincu d’investir ce montant astronomique en t’assurant que l’imperméabilité de ces chaussures est « su à coche ». Déjà tenté de céder à cet élément de confort incontournable pour le randonneur chevronné que tu es, le vendeur t’avait achevé en te servant cet ultime argument : « Pis en plus, y respirent! » Tu regardes ton chien patauger gaiement dans la bouette et tu souris de plus belle à la pensée que les humains sont des êtres tellement intelligents pour avoir inventé ces merveilleuses choses qui te protègent les pieds.

La rencontre

Mais soudain, Fido s’arrête au beau milieu du sentier. Son corps se raidit, ses oreilles se dressent et il te regarde pour confirmer s’il vaut la peine de grogner. T’entends rien, mais tu sais qu’il y a quelque chose, là, droit devant, quelqu’un approche mais ne fait presque qu’aucun bruit. Tu tentes de te rassurer en te disant qu’il s’agit d’un autre randonneur, comme on en croise souvent. Puis, tu distingues une silhouette à travers la branche et tes battements cardiaques ralentissent : c’est un humain, c’est déjà ça de gagné! Mais plus il approche, plus cette drôle d’impression remonte en toi. Il a quelque chose de différent, de « pas normal » dans sa démarche. Il avance un peu comme s’il flottait dans les airs comme un fakir en lévitation. Pourtant, Fido ne semble pas le craindre, car il se dirige avec entrain vers l’inconnu qui arrive en sens inverse. Tu tentes de rappeler ton compagnon, mais en vain. On dirait que ton pitou vient de rencontrer l’âme sœur, il trépigne d’excitation. De loin, l’homme te paraît âgé, mais plus tu t’en approches, plus tu as de la difficulté à évaluer son âge. À la manière dont il démontre de la familiarité avec Fido, tu en viens à la conclusion qu’il adore les animaux. Cette constatation aurait dû te soulager, mais ton pressentiment persiste, il y a quelque chose qui cloche chez lui.

Le choc

En le détaillant du regard, tu ne perçois rien de particulièrement menaçant. Il porte un bermuda kaki et un chapeau d’aventurier à la Indiana Jones. Son survêtement te semble superflu pour ce temps de l’année, et son aisance avec ton pitou fait monter en toi une pointe de jalousie, mais aucun détail ne justifie cet horrible pressentiment qui t’a poussé à douter de ton état mental. Tu lui tends la main en souriant, il te semble sympathique après tout :

  • Bonjour, vous semblez être à l’aise avec les animaux!

Sous la large bordure de son chapeau, ses grands yeux bleus te percent du regard. Il te rend ton sourire.

  • Je ne l’étais pas avant.

Puis, c’est là que tu remarques… L’horreur! L’homme est pieds nus! Comment peut-on être inconscient — ou démuni — au point d’entreprendre une randonnée en forêt sans rien dans les pieds! Celui-ci remarque ton regard incrédule de merlan frit et y répond d’un geste engagé en te tendant la main :

  • Serge, enchanté de faire votre connaissance… ne vous en faites pas pour mes pieds, j’ai l’habitude.Drôle d’habitude!C’est ce que je croyais jusqu’à ce que j’essaie. Maintenant, c’est de porter des souliers que je trouve étrange.

La leçon

Ton Indiana Jones aux pieds nus s’engage dans une explication des plus inusités concernant un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur et appelé le grounding. Il mentionne que le principe est de reconnecter aux énergies de la terre desquelles nous nous sommes coupés en isolant nos pieds dans des matières synthétiques — comme des souliers à 600 $. Serge va même jusqu’à avancer que le fait de marcher pieds nus directement sur le sol permet de stimuler les fonctions vitales de l’organisme. La terre produit des électrolytes qui alimentent les différents systèmes de notre corps en les stimulant par les méridiens d’acuponcture. L’effet est plus que vivifiant, il serait même curateur. Serge affirme avoir guérit son asthme depuis qu’il marche pratiquement partout sans souliers.

Un peu déstabilisé par ta rencontre avec Serge, tu coupes court à ta randonnée afin de te rendre directement à la maison pour consulter l’oracle Google, question d’en savoir davantage sur ce phénomène intrigant.

L’évidence

Pendant que tes doigts parcourent le clavier comme un sprinter sur le jus, tu apprends que le grounding n’est ni une pratique new âge ni un vestige génétique d’une descendance autochtone, mais bel et bien une certitude scientifique corroborée par des dizaines d’études. La Terre est magnétique et produit des ions négatifs qui peuvent être captés par le corps. Ces charges négatives en libre circulation dans le corps entrent en contact avec les cellules endommagées et les régénèrent. Le système nerveux humain est un réseau magnétique et, pareil aux lignes électriques qui parcourent nos villes, une partie de lui doit avoir un lien (ground) avec la terre pour nous préserver des dommages. Le grounding est donc une stratégie de survie instinctive utilisée par notre corps depuis des millions d’années! Depuis toujours, l’être humain a évolué en utilisant ce courant électrique naturel pour se guérir… T’imagines la facture si Hydro avait breveté le procédé!

Mais dans les années 1960, l’homme a découvert les matières synthétiques et s’est empressé de s’envelopper les pieds avec. De la même façon, l’homme ne dort plus directement sur le sol, il ne peut donc pas assimiler les bienfaits de cette charge en lui pendant la phase réparatrice du sommeil. Bref, l’homme s’étant coupé de cette connexion à la terre, ce n’est pas étonnant qu’il a dénaturé ses besoins vitaux. En un instant, plein de connections se font dans ton cerveau qui s’éclate comme un feu de la Saint-Jean: la nourriture transformée, les allergies alimentaires, la pollution, le cancer, tout s’est amplifié à partir des années 1960…

La transformation

Maintenant sorti de l’ignorance, tu adoptes une nouvelle attitude. Tu repenses à Serge et à son air épanoui quand il t’a quitté sur ce superbe sentier que tu apprécies tant. Un éclair te frappe subitement: tu t’empresses de trouver le reçu de caisse dans l’intention de te faire rembourser ces souliers qui étaient supposés te rendre surhumain. Tu imagines déjà la face du petit vendeur quand tu vas lui donner la raison de ce retour :

  • Je revendique le droit inaliénable de rester connecté à ma mère nourricière. Celle qui a fait de moi ce que je suis et qui continue à veiller sur moi par sa bonté. Je refuse désormais de me couper de ses liens qui font de moi un élément de la nature. Je suis né de la terre, et mourrai en son sein.

Non, vraiment, t’as tellement hâte d’essayer ces souliers que t’as reçu à ta naissance…